Exposition NOT THE END au CRP Douchy-les-Mines
Commissaire : Muriel Enjalrean
Inauguration samedi 7 décembre 2019 à 12h30
Exposition du 7 décembre 2019 au 1er mars 2020
Ma-ve, 13h-17hExposition du 7 décembre 2019 au 1er mars 2020
Sa-di, 14h-18h
Ingénieur de formation et diplômée de l’École Nationale de la Photographie d’Arles, Isabelle Le Minh place depuis ses débuts l’histoire de la photographie au coeur de sa pratique artistique : elle en revisite les usages et les figures tutélaires, questionne ses évolutions techniques et théoriques. Ses diverses approches – détournements de sens, tautologies, fausses appropriations… – témoignent de son érudition comme de son humour.
Le Minh s’est récemment rendue à Rochester, au Nord de l’état de New York. La ville, siège historique de la firme Kodak fondée par George Eastman en 1892, abrita longtemps une industrie florissante, celle de la production de films photographiques et cinématographiques. Concurrencée par les nouvelles technologies, la célèbre marque connut ensuite un déclin progressif, jusqu’à déposer le bilan en 2012. Elle appartient à ce qu’on appelle désormais l’« anté-numérique » et la ville, avec ses rares usines restantes, porte les stigmates de cette chute. Mais le fantôme de l’inventeur plane toujours : les vues urbaines de la série Traumachrome, initialement analogiques et en noir et blanc, se sont chargées au cours de leur traitement numérique d’une présence spectrale. Saturées de couleurs – celles-là même qui firent la gloire du procédé Kodachrome –, elles sont mystérieusement parasitées par une trame rappelant les accidents techniques qui, aux origines de la photographie, favorisaient la croyance des spirites. Doubles expositions involontaires ou plaques mal nettoyées faisaient alors apparaître à qui voulaient bien les voir les visages et les silhouettes de défunts. Ici, c’est dans le bruit généré par le scanner que se manifeste la présence post-mortem de l’inventeur de Rochester.
Ces prises de vue effectuées à l’aide de la Tri-X, la plus populaire des pellicules Kodak, devaient initialement être dégradées chimiquement par la photographe et constituer ainsi une sorte de tautologie : le déclin du film incarné dans l’image par la détérioration de son support même. Les aléas de la technique – à moins que ce ne soit l’esprit de George Eastman – en ont décidé autrement : des teintes flamboyantes ont ranimé le procédé, obsolète mais encore bien vivant dans notre imaginaire. Ces altérations, qui rappellent à Le Minh les voiles colorés affectant les diapositives exposées trop longtemps à la lumière, lui ont inspiré des cadres en Forex, conçus sur le modèle de ces diapositives.
Que voit-on sur ces images ? Des bâtiments désaffectés, des avenues désertes, des slogans devenus caducs, de fières cheminées qui se dressent haut mais n’exhalent plus de fumée. Un rêve éteint. Pourtant, le mythe perdure : on méprendrait presque ces fils électriques tendus au-dessus d’un carrefour pour les séchoirs destinés en chambre noire à accueillir les bandes de pellicule, accrochées par des pinces. Ou ce dégradé de roses et d’orangés pour un sunsetde carte postale. De l’hommage à une ville et à une marque, Le Minh nous entraîne vers une mise en abyme de l’évolution des techniques et des pratiques photographiques et évoque la façon dont elles se chevauchent et interagissent, s’influencent et se contaminent.
La désaffection de Rochester fait écho à la désindustrialisation qui a touché de nombreuses villes du Nord de la France, comme en atteste la fermeture d’Usinor à Trith, près de Douchy-les-Mines, en 1986. Celle-ci fait suite à plusieurs restructurations, conséquences indirectes du choc pétrolier de 1974. Un an après ce bouleversement a lieu en 1975 un autre événement dont on ne mesure pas immédiatement la portée : la première prise de vue sans film réalisée grâce à un procédé développé par un ingénieur de Kodak. La firme ne donnera pas suite.
Au-delà de la concordance des dates et de l’analogie entre les destins des deux villes, la dimension métaphotographique de l’œuvre de Le Minh a conduit le CRP/ à l’inviter à travailler sur deux fonds d’archives, dont l’un fut trouvé sur le site d’Usinor après sa fermeture. Ce dernier raconte l’usine, son activité, son architecture mais également, en filigrane, l’importance du rôle qu’y a joué le photographe, tandis que l'autre témoigne de la vie quotidienne au début du 20e siècle à travers les yeux d'un photographe amateur. Désormais conservées au CRP/, ces archives sont des objets historiques tant par leur sujet que par leur nature. Elles reflètent également un pan de l’histoire de la photographie à travers la diversité de leurs objets (plaques de verre, vues stéréoscopiques) comme de leurs usages : documentation pour les besoins de la production, communication pour le monde extérieur, fixation pour la postérité.
Le Minh s’est saisie de ces images pour concevoir un nouveau travail faisant référence à la fois à leur nature propre et au passé sidérurgique de la région. Cette activité sidérurgique, comme le révèlent les archives, est étroitement associée à la construction de rails ferroviaires. Rochester et Trith seraient-ils, par delà l’océan, reliées par une voie ferrée ? Le rail a accompagné le développement de l’industrie aux États-Unis, puis l’avènement de la société de loisirs illustrée par la popularisation du médium photographique ; il a fait tourner les aciéries du Nord de la France et accompagné tout au long de leurs histoires respectives la photographie et le cinématographe. Comme Le Minh le fait d’ailleurs remarquer, les deux films les plus emblématiques des frères Lumière ne représentent-ils pas l’arrivée d’un train en gare et des ouvriers sortant de leur usine ? Les similitudes et les zones de dialogue entre le train et la photographie sont innombrables.
À partir de ces deux fonds, Le Minh réalise justement, avec l’esprit joueur qui la caractérise, un chemin de fer. Dans le milieu de l’édition et de l’imprimerie, c’est ainsi que l’on désigne le livre mis à plat, doubles pages alignées les unes à la suite des autres, révélant son architecture, son editing. Puisant dans les archives, elle crée une ligne d’images qui, littéralement posées sur un rail métallique courant le long de la cimaise, se succèdent tels les wagons d’un train – ou les photogrammes d’une pellicule. Ces images, reproduites sur divers matériaux – Plexiglas rappelant la transparence du support d’origine (la plaque de verre et le film souple), acier oxydé renvoyant au produit d’Usinor et son altération dans le temps, aluminium brossé, papier baryté contrecollé –, suggèrent la matérialité de la photographie analogique, son évolution, du cuivre du daguerréotype à la nitrocellulose du 35mm, et le caractère industriel qui permit son expansion au cours du 20e siècle.
Cette composition est aussi la tentative de reconstruction d’un passé disparu à partir de ses reliques. Un détail de voie ferrée, une vue stéréoscopique de locomotive crachant sa vapeur, des plans de bâtiments et de machines, le portrait d’une famille anonyme – des contremaîtres de l’usine ? –, de la documentation, des photographies de prototypes... Mis bout à bout, ces témoignages visuels offrent une vision éclatée, évocatrice mais parcellaire, de ce que fut peut-être Usinor. Et ouvrent une réflexion sur la nature des archives, souvent lacunaires et décontextualisées, qui contribuent certes à la sauvegarde immatérielle d’un patrimoine mais nécessitent un déchiffrage – entreprise de déduction ou recours à l’imaginaire.
Ce « puzzle à trous » qu’est l’archive est ici symbolisé par une plaque d’acier triplement perforée, présentée à côté de trois photographies. S’appuyant sur des cartes qui font apparaître, coloriées à la main, les implantations de trois usines Usinor, Le Minh reproduit en négatif – par le renversement des valeurs de l’image et par la découpe – ces formes qui évoquent à la fois l’emprise physique des usines et leur disparition, les réminiscences de leur présence et les zones oblitérées du souvenir. La main de Le Minh tenant les images trouvées devant son objectif dit bien cela : l’archive n’existe que dans le geste d’appropriation et d’interprétation de celui qui s’en saisit, qu’il soit chercheur, documentaliste ou artiste.
Face au chemin de fer de Le Minh sont présentés, au moyen de châssis métalliques conçus par Kodak pour les bains de développement, des détails de photographies : des mains, celles d’ouvriers de Kodak et d’Usinor, formant une autre chaîne d’images et faisant œuvre commune par la grâce de la scénographie de l’artiste. En convoquant tour à tour l’esprit de l’inventeur et la main de l’ouvrier, Le Minh rend hommage aux deux versants du génie humain.
Sonia Voss, critique d’art
CRP/ Centre régional de la photographie Hauts-de-France
Galerie de l’ancienne poste
Place des Nations
59282 Douchy-les-Mines / France
www.crp.photo